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Discours de William Christie, lauréat, le 17 janvier 2006

Madame,

Monsieur le Premier Ministre,

Messieurs les Ministres,

Madame le Député-Maire de Caen,

Monsieur le Professeur,

Chers amis,

Je suis vivement ému ce soir et honoré d'avoir été choisi pour recevoir le prix Georges Pompidou 2005.

La plus importante décision que j'aie jamais prise fut de choisir la musique et de suivre cette vocation. La deuxième fut, sans conteste, de quitter ma patrie d'origine et de m'installer en France. Ce «déménagement» a eu lieu en 1970, deuxième année de la présidence de Georges Pompidou. Je fus un peu surpris : l'accueil des Parisiens était chaleureux et je pus, à ma grande satisfaction, retrouver assez vite un nouvel équilibre. Dans les milieux intellectuels et culturels que j'ai alors commencé à fréquenter, j'ai senti ce vent nouveau qui soufflait suite aux tempêtes de 1968 – même la musique ancienne semblait touchée. Ce milieu, qui était un peu vétuste et endormi, cherchait comme d'autres à se rajeunir et il me semblait qu'il montrait un désir de découvrir et de connaître des mondes jusqu'alors largement ignorés. À l'image de son nouveau Président et dans l'esprit d'un début de règne, toute la France à ce moment-là me paraissait soucieuse de s'ouvrir et d'être un rien moins «nombriliste» – si vous me permettez ce terme.

La formidable Comtesse de Chambure, éminent collectionneur d'instruments anciens, mécène, Conservateur en chef du Musée instrumental du Conservatoire de Paris, montrait le bon exemple de ce renouvellement. Vieille France, attachée aux traditions, elle en était certes, mais elle n'était aucunement réactionnaire. Elle forgeait sans cesse des contacts avec ses confrères anglais américains et allemands. Elle organisait des colloques et des expositions à travers le monde. Elle faisait venir en France les spécialistes comme Frank Hubbard, le facteur de clavecins qui a commencé les premières restaurations scientifiques des instruments à clavier dans les collections de l'État. Ginette de Chambure adorait la jeunesse et surtout les jeunes pratiquants de cette musique ancienne qui était sa passion : Jordi Savall, Judith Nelson, les frères Kuijken, Kenneth Gilbert – et William Christie, nous lui devons tous nos premiers pas musicaux à Paris. C'est elle que j'ai rencontrée à New York lors d'un congrès Josquin Desprez en 1968 qui me dit quelques minutes seulement après notre rencontre : «Je crois qu'il faudrait que vous veniez en France, je crois que nous pourrions profiter mutuellement l'un de l'autre.»

Quel plaisir j'ai à brosser le deuxième portrait : celui de François Lesure... Francois Lesure, l'énergique Conservateur en chef du Département de la Musique de la Bibliothèque Nationale. Il était en quelque sorte au sommet d'une vaste pyramide qui représentait la musicologie française. Malgré ses apparences pince-sans-rire et ses augustes titres, il n'y avait rien de guindé ou de conservateur chez François. Au début de mon séjour à Paris, il s'est révélé le plus cosmopolite et le plus international de tous mes amis français. Grâce à lui, la musicologie française a accéléré les échanges et les rapports fréquents et fructueux avec l'étranger. Très critique vis-à-vis de l'Amérique, il adorait pourtant ses collègues américains qui étaient nombreux – une subtilité d'esprit que j'admirais et que j'admire toujours.

Pour terminer cette petite galerie, je voudrais parler de Jacques Duhamel que j'ai rencontré en compagnie de sa soeur, Monique Funk-Brentano, chez le pianiste et compositeur Noël Lee en 1971. J'ai une certaine émotion quand je vous parle de cette rencontre. Essayez d'imaginer un petit dîner intime chez Noël Lee, il a fallu toute une soirée pour que je me rende compte que celui qui était assis en face de moi était en effet le nouveau ministre de la culture. La simplicité, l'exquise modestie et la curiosité intellectuelle de Jacques Duhamel m'ont énormément séduit. J'eus la possibilité de revoir ce grand personnage à deux occasions avant sa disparition – beaucoup trop tôt, d'une cruelle maladie.

Je voudrais croire qu'il a eu pourtant la satisfaction profonde de voir une France devenir plus musicienne. Depuis une quarantaine d'années, nos jeunes musiciens reçoivent une meilleure formation musicale dans les écoles de musique et dans les conservatoires grâce à lui et grâce aux réformes de Marcel Landowski, son génial directeur de musique. C'est Duhamel qui disait qu'il ne pouvait pas imaginer une seule journée de son existence sans musique, une qualité qu'il partage avec nos meilleurs ministres de la culture.

La Comtesse de Chambure est également décédée trop tôt, en 1975. Elle n'a malheureusement pas vu ses grands rêves se réaliser : son nouveau musée instrumental réunissant ses instruments à elle et les collections d'État s'est fait bien après sa mort. Elle n'aura pas assisté non plus à l'immense essor de la musique ancienne qui était sa passion dévorante. François Lesure, contrairement à Ginette de Chambure et à Jacques Duhamel a pu suivre un phénomène qui commence à être reconnu aujourd'hui comme l'un des plus importants dans l'histoire culturelle de la France à la fin du XXe siècle, à savoir le regain d'importance du répertoire musical français des XVIIe et XVIIIe siècles, la formation des jeunes spécialistes, interprètes de cette musique et sa diffusion dans le monde entier.

Un historien de la musique, qui ferait l'inventaire de la musique européenne jouée et chantée entre les deux grandes guerres, pourrait faire un résumé du répertoire français joué dans les salles d'opéras et les salles de concert d'une façon assez succincte. Sur le plan lyrique, il pourrait citer le chevalier Gluck et ses quelques opéras écrits en français. Il mentionnerait peut-être les petits maîtres comme Grétry, Méhul, Hérold ou Cherubini joués de temps à autre. Berlioz ferait une apparition, quoique rare. Il dirait de Meyerbeer et de ses confrères qu'ils étaient rarement entendus en France et presque jamais ailleurs. Pendant cette période d'entre-deux-guerres, on écoutait surtout Massenet, Bizet et Debussy. Pourtant le répertoire lyrique demeurait essentiellement italien ou allemand. Dans la salle de concert, c'était plus ou moins la même chose : une prépondérance de musique italienne et allemande et un nombre très restreint d'oeuvres françaises. En 1930, à Vienne, New York, Londres ou Paris, on écoutait Debussy, Frank, Fauré, Ravel et une poignée de petits maîtres français. Depuis cette époque, on peut ajouter avec bonheur, l'heureuse arrivée des compositeurs tels Honegger, Milhaud, surtout Poulenc auxquels se joindront un peu plus tard et avec fierté Messian, Dutilleux, Boulez pour n'en citer que trois. Mais il est incontestable que les répertoires lyrique et symphonique ainsi que le répertoire de la musique de chambre, partout dans le monde, furent entièrement bouleversés depuis la date charnière de 1968 par l'arrivée d'un autre répertoire. Je parle évidemment de celui de la musique baroque.

De quoi s'agit-il? Nous pouvons citer des douzaines de noms de compositeurs allemands, anglais, italiens ressuscités des XVIIe et XVIIIe siècle : Bach et Handel, bien sûr, mais aussi Monteverdi, Cavalli, Cesti, Vivaldi, Scarlatti, Hasse, Purcell... Mais il y a également l'apparition du répertoire le plus délaissé, abandonné, mal-aimé et dans les rares occasions où il était joué : mal interprété, à savoir le patrimoine français de l'âge baroque. À l'exception de quelques rares représentations comme une très remarquée Indes galantes de 1952 et quelques essais au début du XXe siècle, le public parisien dans les salles lyriques de la capitale, depuis vingt ans, peut se délecter en écoutant Atys, Alceste, Roland, Armide, Phaeton, Psyché, Acis et Galatée, Persée de Lully, Les Indes galantes, Castor et Pollux, Les Fêtes d'Hébé, Zoroastre, Platée, Les Paladins de Rameau – pour ne citer que les oeuvres lyriques. Si j'ajoute la musique de chambre, la musique du clavecin et la musique sacrée, motets, messes oratorios écrits en France à l'âge baroque qui sont joués toutes les semaines de l'année en concert, c'est un véritable déluge.

Mais ce phénomène est aussi important ailleurs : nous écoutons Atys à New York, Les Indes galantes à Zurich, Les Paladins à Shanghai, Médée à Toronto, Platée à Essen. Être une maison d'opéra sérieuse aujourd'hui, c'est programmer les oeuvres de Monteverdi et de Handel, mais programmer également les chefs-d'oeuvre de Rameau, Lully et leurs contemporains.

C'est évident : pour que ce répertoire retrouve son éloquence, sa beauté et sa raison d'être aujourd'hui, il faut des spécialistes. Je suis ici ce soir car je fais partie de ceux qui ont oeuvré dans ce sens. Je suis surtout à la tête des Arts Florissants qui est reconnu par le monde entier pour avoir contribué plus que tout autre ensemble à cet extraordinaire renouvellement. Notre passion commune est pour Lully, Rameau, Charpentier ou Couperin. En l'espace d'une génération, nous avons contribué à ce que ces compositeurs reprennent leur place dans le panthéon des compositeurs les plus grands. Il y a toujours eu pour moi, et mes collègues, une fascination particulière pour cette musique française d'autrefois qui, peut-être plus que tout autre musique, est intimement liée à la langue française. Il est important de se rendre compte que toute l'Europe, à l'âge baroque, dansait et chantait au rythme et aux cadences françaises. Tout récemment la Comédie-Française, gardienne du temple de notre langue, a redécouvert une partie de son patrimoine avec la collaboration des Arts Florissants ; nous avons ensemble restitué la musique et les livrets de Lully et Molière à deux comédies-ballets – redonnant à ces deux oeuvres la forme voulue à l'origine par Molière lui-même et montrant au public d'aujourd'hui combien la musique naît de la langue elle-même.

Je termine sur cette note linguistique : certains parmi nous se lamentent sur le sort de la francophonie dans un monde de plus en plus envahi par l'anglais. On peut trouver plus d'un petit peu de réconfort dans l'idée que depuis quelques années, on chante le Français plus souvent et plus loin de la France que jamais. J'ai eu le plaisir, il y a trois mois, dans le cadre du Festival d'Ambronay de travailler L'Europe galante de Campra avec quatre-vingt stagiaires venant de 17 pays différents, élèves de huit conservatoires européens – et non seulement en français, mais en ancien français! J'ai également eu une grande satisfaction, il y a juste quelques semaines, lorsque j'ai travaillé la reprise des Indes galantes à Zurich avec des solistes slovènes, allemands, autrichiens, portugais, espagnols et suédois – tous conquis par la beauté et la nouveauté des harmonies, des rythmes et des mélodies de Rameau.

La culture française musicale se trouve actuellement en très bonne santé sur un plan mondial. Certes, c'est grâce aux représentations de Pelléas et Mélisande, Carmen, ou Manon, grâce également aux symphonies de Frank ou Berlioz, aux oeuvres de Boulez ou Dusapin ou d'autres jeunes compositeurs d'aujourd'hui, mais c'est également maintenant – et il était grand temps – grâce à leurs prédécesseurs des XVIIe et XVIIIe siècles.

Imaginez 26 ans de bonheur à la tête de mes chers Arts Florissants – j'attends les 26 années suivantes avec délectation. Je vous remercie.