Aller au contenu principal

Discours de Claude Imbert, lauréat, le 29 mars 2011

Monsieur le Premier Ministre, Messieurs du jury, vous m'avez fait un grand plaisir. J'aime les prix. Celui qui m'aura le plus comblé, c'était le prix de philosophie dans la classe terminale de mon lycée. Mais il date tout de même ... de 65 ans et je redoutais qu'il fut le dernier. Non! Si ce prix réellement me touche c'est que je suis, hélas, devenu un des seuls de ma profession qui ait pu approcher tous les Présidents de la Ve République, et que Georges Pompidou, dans ce quinté, demeure le plus proche, comment dire?, de ma dilection personnelle. L'Histoire -- elle a déjà commencé -- reconnaît de plus en plus ses mérites. Mais je ne suis pas historien. Et je souhaite seulement, dans ce musée qui porte son nom, évoquer quelques traits de sa personne sous le prisme de ma seule mémoire.

Les journalistes -- vous l'avez peut-être remarqué -- ne sont pas toujours les pures vestales de la vérité. Nous avons nos reins, nos coeurs, nos préjugés. J'avoue donc d'emblée que les miens ne furent pas étrangers à l'agrément d'une relation personnelle, aussi professionnelle fut-elle. Né de la même extrace languedocienne, moi dans un Aveyron proche du terroir pompidolien, avec mon grand-père instituteur finissant professeur à Rodez, comme son père instituteur finissant professeur à Albi; hissé comme lui par le même goût lycéen des Lettres vers les Khâgnes parisiennes, avec dans l'esprit et les sens la même empreinte d'une semblable jeunesse, je reconnais ces affinités dans mon inclination pour l'homme comme, peut-être, dans sa bienveillance à mon endroit. «On est de son enfance comme on est d'un pays». Et nous étions, comme on dit là-bas, «pays». «Pays» par le pays et «pays» par l'enfance! ...

Je me souviens qu'en 1969 un oncle, conseiller municipal d'une commune rurale, élu radical-socialiste, et lecteur de la Dépêche du Midi, allait, pour la 1re fois, délaisser à la présidentielle son candidat de gauche et voter Pompidou. Pourquoi? Eh bien, me dira-t-il tout à trac, c'est «parce qu'il nous ressemble...» Et il est vrai qu'outre son air, et ses sourcils charbonneux, outre un zeste grasseyant d'accent, Pompidou trimbalait un nom rebondi de terroir qui consonnait à l'aise avec la langue d'oc de mes jeunes années.

Que Pompidou, enfant, ait pêché, en eaux vives, l'écrevisse et la truite, qu'il ait découvert ses premiers poètes couché dans la luzerne, qu'il ait vécu ses premières années loin des grandes villes dans la simplicité rustique des travaux et des jours, qu'il ait acquis son savoir et formé son caractère dans le commerce livresque d'un enseignement encore classique, tout cet apprentissage aura-t-il, plus tard, guidé le banquier chez Rothschild et le politique au pouvoir? Je crois que oui. Sans épouser le fameux théorème de Taine (qu'il aimait lire), sur l'influence de l'origine et du milieu, je me suis plu à retrouver leur héritage dans sa méfiance narquoise pour les mirobolants, dans le réalisme impavide du sens commun. Freud assure que c'est dans l'enfance que se développe le «surmoi», ce modèle, ce juge et censeur du «moi». Pompidou, qui ne fut en rien un narcissique, ne manquait pas, lui, de «surmoi» pour réfréner tout élan, toute pulsion égotistes. Ajoutons que, de Montboudif à l'Élysée, il aura peu à peu investi les cercles compliqués de la société du tout Paris, de l'argent, de la politique, en conservant l'innocuité, la distance cavalière d'un étranger au sérail. Ainsi, en mai1968, n'aura-t-il point perdu la raison quand le sérail perdait la sienne.

Voyons aussi que par ses origines, sa jeunesse, son éducation, Pompidou  aura traversé, dans sa vie, de multiples strates culturelles et sociales. Si tel de ses successeurs, né avec une cuillère d'argent dans la bouche, avait, selon de Gaulle, des «problèmes avec le peuple», Pompidou, lui, avait du peuple une expérience, une perception intime.

Cet héritage faisait souvent passer, comme on a pu le dire, et jusque sur son visage l'étrange je-ne-sais-quoi d'un autre lui-même. De Gaulle lui voyait «un oeil curé, un oeil canaille». Je lui ai trouvé, quant à moi, et changeant d'une seconde à l'autre, un regard sec et noir ou lumineux et liquide. Et tantôt un profil d'empereur romain, tantôt, sous la cigarette pendante, la lippe goguenarde et populaire d'un cousin de province «à qui on ne la fait pas ...»

 

Ma mémoire retient aussi les ressorts singuliers, chez lui, de ce qu'on appelle l'ambition. Pompidou ne fut pas un coriace, un vorace du pouvoir. Il sut, certes, le saisir, voire l'empoigner quand il passa à sa portée mais il ne l'aura point traqué. Il doit, on le sait, tout son destin à de Gaulle. Et d'abord à ce coup d'oeil magistral du Général distinguant, en 1945, un jeune agrégé tombé, par une amitié de Khâgne, dans la petite troupe de ses chargés de mission. Lorsque, dès 1946, le Général quitte le pouvoir, -- et ce sera pour 12 longues années --, Pompidou nommé Conseiller d'État quitte le Conseil pour la banque Rothschild. «Ce n'était pas, me dira-t-il plus tard, le lieu idéal pour prétendre à une grande carrière publique, mais idéal tout de même pour pouvoir acheter d'un coup, vieux rêve de professeur, la collection entière de la Pléiade». Disons, entre nous, qu'après la Pléiade, ce sera aussi une Porsche qu'il adorait conduire...

Le banquier, durant cette longue période, garde à la demande instante du Général, un contact régulier avec lui. Il est donc averti des projets espérances, calculs des fidèles du Général, mais, j'y insiste, toujours sans s'y impliquer. Jean Marin, alors président de l'AFP, m'aura averti, le premier, du rôle singulier d'un Pompidou inconnu. Jean Marin voyait dans son absence affichée d'intérêt politique personnel, et dans la liberté de jugement qui en résultait, la faveur très particulière que le général lui manifestait. Si j'ajoute les témoignages décisifs qu'Éric Roussel -- son meilleur biographe -- a produit, aux confidences que j'ai alors recueillies, on voit que non seulement Pompidou ne se voyait, dans cette période, aucun avenir politique. Mais en outre, il fut de ceux qui, jusqu'au bout, ne croiront pas au retour du Général dans le marasme algérien.

En 1958, il fut, bien sûr, tenu à l'écart des tractations de ce qu'on appela le «complot» des gaullistes d'Alger pour fomenter le retour du «grand homme». Et lorsque de Gaulle rappelé, en plein drame, par le Président Coty, lui fit aussitôt quitter Rotschild pour le reprendre à ses côtés, Pompidou gardait encore la conviction que son rôle qu'il croyait provisoire, de chef du Cabinet du Général, lui permettrait bientôt de rejoindre la Banque. Ce rôle privé d'éminence grise se déploie surtout dans les négociations secrètes, à Lucerne avec le FLN algérien, qui aboutiront, bien plus tard, aux Accords d'Evian.

C'est ainsi -- coup de tonnerre dans le Landerneau parlementaire -- un Pompidou quasi inconnu, qui devient Premier Ministre en 1962. Un Premier Ministre qui n'avait été élu nulle part sinon par le Général, qui n'était vraiment connu que du cercle des fidèles du Général et qui caressait encore l'idée qu'il quitterait les coulisses de la scène publique pour revenir au privé. Ce néophyte politique, évidemment, aura stupéfait l'opinion et intrigué les politiques. Je me souviens qu'étant un dimanche dans la Nièvre, chez Georges Suffert, nous eûmes la visite impromptue de François Mitterrand. D'emblée, il nous lança «Mais enfin, qui est-ce donc ce Pompidou?». Mitterrand voulait tout en savoir parce qu'il n'en savait alors quasiment rien...

Je crois que cette distance, si longtemps manifeste pour les ressorts actifs de l'ambition, aura permis à sa personnalité de s'épanouir à Paris, dans sa maison d'Orvilliers ou à Saint-Tropez. Et dans la compagnie d'anciens camarades de le rue d'Ulm, dans quelques cervelles fertiles dont il découvrait l'accès, dans le commerce des arts et bientôt de l'art contemporain dont ce musée porte la signature. Il y aura entretenu, à sa manière, et jusqu'à ses débuts à l'Hôtel Matignon, une certaine altitude, voire un certain «dandysme». Et, en tous cas, une indépendance rare qui se manifestera avec éclat, mais très vite, dès 1962, lorsqu'il met publiquement sa démission de Premier Ministre frais émoulu, en balance pour arracher in-extremis du Général la grâce d'Edmond Jouhaud, putchiste d'Alger promis à être fusillé.

Ces intérêts intellectuels multiples, cette liberté de loisirs, hors de la politique, qu'il partageait avec son épouse lui auront donné, dans les épreuves, une réserve de puissance qui aura frappé ses proches et ses adversaires. Mitterrand me dira un jour «le secret de Pompidou , c'est sa densité. C'est une grosse cylindrée. Il en a toujours sous le pied...»

Que la carrière publique de Pompidou ait donc été dans ses débuts non voulue par lui, mais installée, disait-il, sur un «toboggan» rappelle évidemment que le maître du toboggan fut, pendant 20 ans, de Gaulle. Pompidou ne quitte, peu à peu, le «toboggan», qu'en 1965, lors de la réelection plus difficile que prévue d'un Général en ballottage. C'est, à Matignon, que Pompidou laisse peu à peu prendre corps une ambition personnelle qui envahit sa vie. Et si le toboggan gaullien détermine tout dès l'origine, on sait aussi qu'il déterminera la suite. Puisque de Gaulle, en mai 68, avec son départ clandestin à Baden donne à Pompidou l'occasion de manifester son sang-froid, et sa maîtrise dans le désarroi national. C'est alors seulement qu'il s'assure d'une faveur publique qui le portera plus tard à l'Élysée. De Gaulle, en 1945, lui avait mis le pied à l'étrier; de Gaulle défaillant, en 1968, ouvre, bon gré mal gré, à un dauphin les portes de la succession.

 

J'ai eu l'occasion à plusieurs reprises de constater, en privé chez Pompidou, non point tant la reconnaissance que le sentiment d'admiration composite et contrariée qu'il portait au Général. Et cela jusque dans ce moment dramatique où il eut à en déplorer l'insigne faiblesse lors de la fuite du Général à Baden. J'étais ce matin-là à Matignon et je vois encore Pompidou  me montrant, comme à d'autres, son téléphone sur le coin de sa table, et me disant comme à d'autres : «Figurez vous que le Général ne m'a pas dit où il allait, mais simplement : je vous embrasse»... Insolite effusion où s'effondre d'un coup, et à la face de tous, l'invulnérabilité du «grand homme». Dans le choc inouï de la fuite à Baden, le Chef de l'État s'engloutit dans un vertige où, durant deux jours, il n'y a plus de chef et plus d'État.

Commence alors une période ambigue de leur relation. Pompidou s'était vu en fils préféré du Général, il n'en devient pas le fils prodigue mais le fils émancipé. Pompidou aura maintes fois souffert des écarts du Général à son encontre. Au jour le jour, dans de nombreuses divergences d'orientation politique, mais évidemment d'une façon plus dramatique dans l'affaire Markovic où le Général fera lanterner sa confiance. Là, la blessure, chez Pompidou, sera profonde. Elle libèrera, pour finir, sa propre ambition.

Mais avant que n'éclate une séparation inscrite dans leur destinée, Pompidou aura vécu une très étrange cohabitation. Ce n'était pas celle, toujours difficile entre l'Élysée et Matignon, celle qui s'envenimera plus tard entre lui-même et Chaban, puis entre Giscard et Chirac, entre Mitterrand et Rocard. Ce n'était pas un désamour assumé, mais un lent, romanesque et trouble détachement, titillé par le calcul mais bridé par la décence et le laconisme.

On en percevait les traces quand, pour ne pas s'appesantir, Pompidou disait à tout propos : «le Général est spécial». Ce «spécial» contenait à la fois son admiration pour un personnage historique hors normes, et aussi comme son propre étonnement à la lui conserver entière. Il pressentit mais assez tardivement, qu'il aurait à s'en libérer pour monter seul la dernière marche. Il savait depuis longtemps que dans la pratique politique, le «hors normes» du Général allait contrarier ses propres convictions, voire blesser sa personne. Mais il enfouissait ces avanies comme un tribut obligé à la singularité d'un monument national.

Bien avant la retraite du Général, bien avant sa propre candidature, le naturel de Pompidou bronchait parfois devant une tutelle écrasante. Sa liberté d'examen transparaissait, sans lèse majesté, dans quelques soliloques d'ironie fataliste. Comme ce jour - il était alors à Matignon - où je lui demandais comment le Conseil des Ministres avait réagi à la fronde maîtrisée, par le Général de quelques ministres europhiles. Pompidou me répondit, avec une mimique railleuse, par quelques vers de Britanicus : «Et ceux qui de la Cour avaient plus long usage / Sur les traits de Néron composaient leur visage...».

 

Mesdames, Messieurs, j'ai cédé à des caprices de mémoire pour évoquer d'abord, la singularité de ce Président de la République, la singularité de son origine sociale, puis la singularité d'une ambition tardivement découverte dans le «toboggan» gaullien. Deux mots pour finir d'une pensée à maints égards exploratrice et parfois prophétique.

Très libéral mais très dirigiste, très conservateur mais très innovateur, ainsi en économie et pour l'industrialisation de la France, Pompidou n'aimait guère théoriser les commodités équivoques de sa pratique. Il prenait grand soin de ne pas philosopher en public. Ennemi farouche de l'ostentatoire, il n'exposait ni son riche capital intellectuel ni ses méditations. Il fut pourtant le premier, dans la mêlée des émeutes de 68, à diagnostiquer -- au Parlement cette fois -- les prémices d'une crise de civilisation plutôt qu'un malaise économique et social qu'il épongerait dans les accords de Grenelle. Je me souviens qu'il s'amusa un jour à donner, à l'un de nos déjeuners en tête à tête, le thème suivant : «Ces jeunes gens de mai sont-ils, dans le grand chambardement de l'époque, ce que furent les premiers chrétiens des catacombes dans l'univers finissant de la Rome Antique?»  Son éclectisme cherchait alors partout les pistes du grand déménagement; il les cherchait dans le remue-ménage mondial, dans le bouleversement des moeurs, dans la fracture prémonitoire de l'art contemporain, dans le cinéma avec la «Chine de Godard». Ou avec les illuminations de Malraux qu'il voyait beaucoup et qui éclairèrent en Chine d'une manière bizarre, baroque, son étrange conversation avec Mao et Chou en Laï.

Mais je suis encore frappé aujourd'hui qu'il ait tant remué devant moi, et à plusieurs reprises, ce message de la sagesse antique, cette idée, disait-il, «d'apparence banale mais en vérité, très profonde» que l'hubris, disons la démesure est le principal agent du Mal sur terre. Or il voyait la démesure envahir notre monde. Démesure de la surpopulation planétaire, démesure de la vitesse et de l'accélération dans les flux médiatiques et de commerce, d'une mondialisation dont il pressentait la pesée. Préscience enfin de cette démesure dans un désordre financier qui allait éclater sous nos yeux, 50 ans plus tard. Dans un temps, c'était en 1971, où Mitterrand guidait à Epinay le Parti Socialiste vers l'alliance victorieuse du Programme Commun avec le Parti Communiste, il prophétisait que le grand dérangement de l'époque ferait un jour, chez nous et ailleurs, non le triomphe de la gauche unie mais plutôt les faveurs réactives et réactionnaires de la droite et de l'extrême-droite.

Les plus âgés, parmi vous, ont encore à l'esprit les derniers mois dramatiques, tragiques en vérité, d'un homme ravagé par la leucémie. Un homme qui fut, en effet, d'une énigmatique densité. Un Français très français d'une France qui s'éloigne et l'explorateur d'un monde nouveau. Exploration que ce musée Pompidou symbolise. Un homme qui apparaît, dans sa postérité, comme à la fois très classique et très moderne. On connaît, disait Apollinaire, «gens de toutes sortes qui n'égalent pas leur destin». Eh bien, Pompidou, lui, aura égalé son destin qui fut, à maints égards, stupéfiant.Un des derniers mots de ce pessimiste actif, et qui lui fait une juste épitaphe, ce mot fut : «Dans ma famille, quand on se couche, c'est pour mourir...» Mesdames, Messieurs, je vous remercie de votre bienveillante attention.