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Gilles Pécout : itinéraires normaliens en politique

Commémoration du 30e anniversaire de la mort de Georges Pompidou (2 avril 2004)

Inauguration de l'exposition «Les normaliens au sommet de l'État, de Jules Simon à Georges Pompidou», École Normale Supérieure

Gilles Pécout : «De Jules Simon à Georges Pompidou : itinéraires normaliens en politique»

 

Nous ne manquons pas de témoignages, Mesdames et Messieurs, chères et chers camarades, pour rappeler que l'École a produit un peu de tout. Le peu garantissant pour beaucoup la qualité du tout, évidemment. Pour le dire en d'autres termes, sobres et explicites, empruntons les propos d'Édouard Herriot lorsqu'il doit le 26 décembre 1947 prononcer l'éloge de son prédécesseur à l'Académie française, l'archicube Baudrillart, accessoirement ancien cardinal recteur de l'Institut catholique de Paris, de la promotion 1878 de Jaurès et Bergson :

«L'École a fourni des recrues pour toutes les carrières : écrivains, poètes, auteurs dramatiques, critiques (en abondance), diplomates, explorateurs, politiques et même des professeurs. Elle a aussi formé des prêtres...».

Si le radical Herriot isole les prêtres c'est qu'il en fait pour la circonstance l'élément le plus éminent de l'énumération. Par force, puisque c'est de l'éloge d'un homme d'Église dont il doit s'acquitter pour pénétrer sous la Coupole. Permettez au caïman de remarquer qu'au second rang de mérite, en fin de période, figurent les professeurs, pudiquement introduits par l'adverbe «même», mot outil qui ne doit pas nous abuser, tant nous sommes bien certain que pour Herriot, ancien professeur de lycée, créateur de l'Université populaire, lié par sa famille au monde universitaire le plus reconnu, l'enseignement et la recherche restaient l'issue normalienne la plus naturelle et la plus prestigieuse : «Si l'esprit normalien n'était que l'esprit universitaire, on pourrait déjà l'admirer» écrit-il en 1932 dans Normale.

Considérons pourtant comme hypothèse d'école, n'en déplaise au professeur Herriot, qu'on devrait pouvoir aussi admirer «l'esprit normalien» - ou du moins ce qu'il appelle avec tant d'autres ainsi - même quand il n'est pas universitaire, ou, pourquoi pas, que l'on peut voir œuvrer l'esprit universitaire ailleurs qu'à l'Université. Avec les cinq archicubes dont nous honorons en cet instant la mémoire, c'est au sommet de l'État que nous voulons le saisir.

 

Au sommet de l'État, Georges Pompidou, disparu il y a trente ans aujourd'hui, le fut plus que tout autre, occupant les deux fonctions suprêmes de l'exécutif de la Vème République: premier ministre depuis 1962, il est - après un court intermède - élu deuxième président de la République au printemps 1969, enracinant durablement et à sa façon les institutions du régime dans une période qui à l'instar de tant de lendemains de crise se dessinera bientôt comme une embellie.

Les quatre autres normaliens qui accèdent ce 2 avril à la postérité dans la Salle des Actes furent à la tête de l'exécutif comme chefs du gouvernement dans des périodes difficiles ou troublées de la vie politique française depuis le XIXe siècle. Années difficiles? Certes les historiens ont parfois la tentation de donner aux personnages et aux segments qu'ils observent une ampleur et une singularité surprenantes. Mais Jules Simon, Paul Painlevé, Léon Blum et Édouard Herriot (cités par ordre de promotion) sont entrés en politique dans des contextes où dire de la vie politique nationale qu'elle était agitée est encore peu dire.

Jules Simon, littéraire de la promotion 1833, camarade et ami d'Henri Wallon - de deux ans son aîné à l'École - appartient à cette «génération de parole» de la fin du romantisme qui donnera aux idées d'abord puis au régime de la République ses recrues les plus brillantes et dévouées : le camarade normalien de Simon, précédemment cité, est - faut-il le rappeler? - à l'origine du fameux amendement qui pérennise la République en janvier 1875. C'est au lendemain de cette victoire institutionnelle de la République, à une voix près, que Jules Simon devient président du Conseil de décembre 1876 à la crise du 16 mai 1877. Ancien ministre du gouvernement de Défense nationale de 1870, il représente six ans après Sedan l'aile modérée du parti républicain dont la mission est claire et nette: installer la République des républicains malgré l'hostilité du moins républicain des présidents, Mac-Mahon, malgré l'opposition de l'ultramontanisme et la défiance de l'extrême-gauche. Une situation de difficile cohabitation... qui lui valut d'être l'une des premières victimes de la crise du 16 mai. Ce qui ne rend que plus injuste le constat sévère du grand pédagogue du XIXe siècle, Pierre Larousse qui n'est jamais tendre avec les modérés :

«Comme homme politique, Jules Simon n'a pas répondu aux exigences qu'avait fondées sur lui, sous l'Empire, le parti républicain.».

C'est donc dans le régime républicain fondé et défendu par Wallon, Simon et quelques autres normaliens engagés que Painlevé, né en 1863, a été éduqué et que Blum et Herriot tous deux de 1872 sont nés. Tous trois ont un point commun : ils font leurs armes en politique pendant la Première Guerre mondiale.

Painlevé, l'aîné comme ministre de l'Instruction publique et des inventions. Le mathématicien est déjà célèbre et il figure parmi les promoteurs et théoriciens de l'aviation. Il devient président du Conseil dès septembre 1917 et c'est lui qui propose le nom de Foch comme commandant suprême des armées alliées. Herriot entre aussi dans la phalange des ministres de l'Union sacrée: dans le gouvernement Briand, il est titulaire du maroquin des Travaux publics en décembre 1916. Quant à Blum, plus tard arrivé aux responsabilités de premier plan - même si c'est celui des quatre normaliens qui a le plus tôt voulu abandonner l'École et nourri des ambitions extra-universitaires - il s'est acquitté de ses fonctions de chef de cabinet de Marcel Sembat durant les deux premières années de la Guerre.

De cette entrée en politique pendant les années de guerre on retiendra d'abord le choix de l'Union sacrée pour ces trois hommes représentant trois composantes de la gauche républicaine : du modéré Painlevé au socialiste Blum en passant par le radical Herriot, déjà maire de Lyon depuis 1905 et plus jeune sénateur de France deux ans avant les débuts du conflit.

Dans l'entre-deux-guerres, le trinôme est au cœur de deux des expériences les plus marquantes de la IIIe République: le cartel des gauches durant lequel Herriot est deux fois président du Conseil (de 1924 à 1925, puis à l'été 1926) avant de retrouver le grand ministère de la rue de Varenne (VER) en 1932 alors que Georges Pompidou entame sa deuxième année d'École. Et c'est en avril 1925 que Painlevé, succédant à son jeune camarade Herriot, assume la présidence du Conseil des ministres de la République avant de céder devant l'opposition des radicaux. L'alternance était alors normalienne.

L'heure de Blum arrive avec la présidence du Conseil, sous le front populaire, de 1936 à 1937, dix ans exactement avant de retrouver les rênes du gouvernement, à un autre moment important de transition. Aux lendemains de la guerre, Blum est le sage en politique, auréolé par son opposition à Pétain et par sa déportation à Buchenwald.

L'action politique, l'œuvre sociale et sécularisatrice de ces trois chefs de gouvernement sont bien connues, trop pour qu'on s'y arrête aujourd'hui, alors qu'il nous faut clore par quelques remarques générales sur l'itinéraire des normaliens en politique.

 

Nous savons bien ce qu'il y aurait d'artifice et d'histoire régressive hâtive, à aller chercher dans la jeunesse normalienne de Jules Simon, Blum, Painlevé et du président Pompidou l'idéal-type du normalien arrivé au sommet de l'État ou plus encore l'annonce de leur destin national. Mais ce que l'historien ne se risque pas à tenter, l'acteur lui n'y renonce pas: ces normaliens en politique aiment à rattacher leur vocation d'homme politique à leurs apprentissages normaliens. Esquissons donc quelques éléments du rapport entre itinéraire politique et itinéraire intellectuel.

Non sans un préalable cependant. Il est banal de rappeler à cette assemblée que la participation des normaliens et de l'École à la vie politique de la nation ne se limite évidemment pas aux plus hautes fonctions de l'exécutif. Si l'on demeure dans les plus hautes sphères de l'exercice du pouvoir, la liste des ministres archicubes - dont certains ce soir nous font l'honneur de leur présence - est longue jusqu'au gouvernement formé ces jours derniers. Mais il y a plus, si j'ose dire.

Il y a la participation quotidienne à la politique à l'École. Cette politisation qui depuis le XIXe siècle - et notamment depuis la monarchie de Juillet - fait souvent passer les élèves et leurs maîtres pour des électrons libres mais dangereux. On en trouve encore trace à l'époque ou Georges Pompidou est élève, lorsque l'Écho de Paris constate en 1933 que «dans cet établissement l'état d'esprit le plus déplorable règne, la plupart des élèves y affichant des opinions subversives». Cette politisation frondeuse se traduit plus institutionnellement dans la vie parlementaire, dans les structures de partis, dans la presse. Jaurès, élu député à 25 ans, Lucien Herr, de la promotion de Painlevé suffisent à eux seuls à témoigner de cette autre entrée normalienne en politique. Mais c'est de l'opposition, de la critique ou de l'engagement devenus formes de gouvernement et conception du pouvoir qu'il s'agit de parler en termes... normaliens.

Pour Simon, Painlevé, Herriot et Blum - comme pour Pompidou dont nos camarades évoqueront la parabole intellectuelle et politique - les rapports entre identité politique et identité normalienne relèvent de trois figures dont les contours suivent évidemment les formes de l'introspection et de l'autobiographie.

C'est d'abord l'importance des amitiés d'École et de khâgne (telles celles qui lient le président Pompidou au président de la République d'un autre continent devenu «archicube d'honneur»). Raisonner en termes d'amitié et de solidarités d'École deviendrait chez l'historien l'observation froide du poids des réseaux normaliens. Terme impropre parce que rien ne fut jamais systématique et organisé dans notre École, ce qui ne signifie pas inefficace. Quelques exemples suffisent à le rappeler. Herriot et le scientifique et ministre Jean Perrin sont de la même promotion, le président Pompidou n'a jamais caché le rôle joué par son camarade aîné d'une promotion, l'ambassadeur René Brouillet, lors de son adoubement politique. Quant au ministre René Billères il a d'abord été le «camarade de promo» de Pompidou en 1931. En retour, ces archicubes ont su et voulu donner à leur École. C'est sous la direction de Bouglé, philosophe et responsable de la Ligue des droits de l'homme, camarade de promotion de Blum, que l'École scientifique achève ses grands travaux immobiliers alors que l'archicube Perrin est sous-secrétaire d'État à la recherche scientifique. On trouverait des exemples plus récents encore de ces liens privilégiés avec l'homme d'État auxquels l'École doit - ce qui ne diminue en rien leurs mérites personnels - certains de ses plus illustres directeurs.

Mais pour ces dirigeants politiques se rappeler l'École c'est reconnaître qu'on n'y eut de bons maîtres, parfois même exceptionnels. Le seul exemple de Jules Simon qui fit deux ans de sa scolarité dans l'École dirigée par Victor Cousin suffira ici. Il en devint le disciple le plus fidèle. C'est d'ailleurs à Cousin que les opposants de Simon attribuent les origines de cette manie d'éclectisme politique du président du Conseil d'une IIIe République gouvernée par un maréchal monarchiste. Il est vrai que le philosophe Simon, auteur d'une thèse sur le Commentaire de Proclus du Timée, doit beaucoup à son maître, Cousin, lui-même ancien ministre; il lui doit jusqu'à son nom public puisque la légende veut que le maître ait approché son suppléant en Sorbonne qui s'appelait alors Jules François Simon Suisse et lui ait donné ce conseil un peu abrupt : «Laissez de côté cet affreux Suisse [c'était pourtant le nom de ses pères]. Est-ce qu'on s'appelle Suisse lorsqu'on veut arriver à quelque chose?».

Enfin, il y a l'anamnèse. Force est de constater l'importance donnée par ces hommes politiques à leur passé écolier. Certes, il y a là la nostalgie coutumière des années de jeunesse. Mais pas seulement; ces grands destins politiques veulent rappeler qu'ils ont un passé presque communautaire d'intellectuel, fait de désintéressement culturel et scientifique. Plus encore, ils montrent leur volonté de ne jamais dissocier une identité intellectuelle et universitaire - pour certains - des principes et de la pratique de la politique. Jules Simon a ainsi mobilisé beaucoup de son énergie à réformer l'école et l'instruction jusqu'à - horresco referens - imposer aux proviseurs la suppression du vers latin en 1872... Painlevé, le seul scientifique de cet aréopage, comme Herriot et Pompidou ont toujours considéré avec attention l'organisation et la direction des enseignements. On sait enfin le prix qu'accordaient Blum et Pompidou aux méditations et réflexions esthétiques, à la critique littéraire en particulier, dont ils ont fait un exercice métaphorique du courage et de la modernité en général.

 

Le normalien en politique pratique sans fard ni fausse modestie l'auto-portrait en intellectuel responsable, représentation dont on trouverait sans nul doute des exemples plus actuels hors de nos frontières, dans une Italie dont le président de la République M. Ciampi et le représentant du centre-gauche M. D'Alema, sont normaliens pisans. Cette image de soi reconstruite avec honnêteté porte d'abord témoignage de la gratitude et de la fidélité de ces hommes envers leur École.

De grands personnages politiques qui se savent d'abord intellectuels parce qu'ils se veulent idéalement normaliens. Voilà ce qui nous semble être la chimie des normaliens à la tête de l'État que nous célébrons aujourd'hui, 2 avril 2004, en commémorant la disparition du plus illustre d'entre-deux en présence de ses proches et de plusieurs générations de ses camarades.