Aller au contenu principal

«Georges Pompidou face à la mutation économique de l'Occident, 1969-1974» - Introduction

Colloque tenu au Conseil économique et social, les 15 et 16 novembre 2001, sous la direction d'Éric Bussière, professeur à l'Université de Paris IV-Sorbonne.

Actes publiés aux PUF, octobre 2003, 418 p.

Introduction du professeur Éric Bussière

L'historien a beau jeu, rétrospectivement, de donner du sens aux divers moment de notre passé, fut-il récent et encore très vivant pour nombre de nos contemporains. Le début des années 1970 fut sans aucun doute marqué par des données contradictoires : modernisation accélérée dans un contexte de forte croissance de l'économie française, mais remise en cause de certaines des bases qui avaient porté la croissance économique de l'Occident au cours des décennies précédentes : stabilité monétaire, énergie à bon marché. De fait, certains moments forts furent à l'époque vécus comme des moments de crise, crise du dollar marquée par la décision américaine de ne plus assurer la convertibilité en or de la devise qui avait été le pivot du système monétaire international depuis les accords de Bretton Woods en 1944, crise de l'énergie marquée par le quadruplement du prix du pétrole à la fin de l'année 1973. Les conséquences de ces deux données, le flottement généralisé des monnaies, des coûts de l'énergie beaucoup plus élevés que par le passé, allaient marquer l'économie française pour de longues années. A posteriori, les années durant lesquelles Georges Pompidou assuma la plus haute charge dans l'État apparaissent donc comme des années charnières amorçant des mutations fondamentales.

La publication des actes du colloque organisé par l'Association Georges Pompidou permet d'éclairer comment ces mutations furent perçues par le Président et les équipes qui l'entouraient et dans quelle perspective ils cherchèrent à y adapter les grandes orientations de la politique économique du pays. Car il ne fait aucun doute que les principales options, en ce domaine, vinrent de l'Élysée comme le démontrent l'importance et la qualité des papiers laissés par les services de la Présidence et les principaux collaborateurs de Georges Pompidou, désormais déposés aux Archives nationales et largement utilisés au cours de la préparation de ce colloque. À cela il convient d'ajouter le fonds d'archives orales constitué par l'Association depuis sa création grâce au concours des principaux acteurs de la période.

Georges Pompidou a laissé l'image d'un pragmatique : ceci est tout à la fois le résultat d'une volonté de sa part mais aussi celui de l'expérience acquise au cours des années passées à Matignon durant lesquelles il avait exercé un suivi continu des dossiers qu'il eut par la suite à traiter comme Président. Pourtant, la politique engagée à partir de l'été 1969 témoigne fondamentalement de choix à moyen et long terme. Ces derniers relèvent à la fois d'un regard lucide sur les réalités du pays et d'une dynamique. La volonté de moderniser les structures économiques du pays, qui constitue l'un des principaux fondements de l'action de Georges Pompidou est fondée sur une analyse approfondie de ses atouts et de ses handicaps : renforcer les structures des entreprises et promouvoir un effort de recherche accru visait tout à la fois à corriger des faiblesses qu'à promouvoir, à long terme, le renouvellement du tissu économique par le développement de nouvelles branches d'activité. Si cette action s'inscrivait dans le prolongement de celle de son prédécesseur, Georges Pompidou la conduisit avec le sentiment d'une certaine urgence que révèlent les ambitions du VIe Plan.

Lucidité et vision à long terme dans la mesure où le Président inscrivit son action dans une claire perception des interdépendances dans lesquelles elle s'inscrivait. Tout comme le général de Gaulle, Georges Pompidou considéra l'ouverture des frontières sur l'Europe et le monde comme une chance pour le pays. Plus que ce dernier probablement, il construisit son projet économique pour le pays autour d'une articulation à trois niveaux : la France, l'Europe, le monde. En cela il fit également preuve de lucidité quant aux moyens et aux ambitions qui étaient et devaient être ceux du pays. Dès la préparation du sommet européen de La Haye, son action fut déterminée par la volonté d'appuyer l'effort national sur le potentiel que l'Europe représentait. Sa démarche en la matière n'était pas fondée sur les inquiétudes que pouvait susciter ici ou là une concurrence accrue depuis l'achèvement du marché commun, en juillet 1968, ou l'entrée de nouveaux concurrents comme la Grande-Bretagne. La volonté de voir se développer de nouveaux champs de l'action communautaire dans les domaines scientifiques et techniques, une vision rénovée quant au rôle que devait jouer l'interpénétration du capital en Europe et l'appel lancé aux partenaires européens afin qu'ils contribuent au renforcement du tissu industriel du pays s'inscrivent dans une vision dynamique.

L'Europe revêtit une seconde vertu pour le Président en ce qu'elle devait permettre de préserver le cadre de stabilité et de relative autonomie dont avait besoin la France. En cela Georges Pompidou avait anticipé sur les choix fondamentaux que fit la France dans la deuxième moitié des années 1980. Le lancement du projet d'union économique et monétaire en décembre 1969 prit tout son sens lors de la conférence des Açores, en décembre 1971, lorsque l'ancrage européen, consolidé quelques mois plus tard par la création du «serpent» monétaire, fut conçu par le Président comme un moyen de faire contrepoids au rôle du dollar et au caractère déstabilisant de la politique américaine. La volonté de préserver l'identité européenne face aux États-Unis dans le cadre des négociations du GATT relève de la même conception d'ensemble.

La démarche de Georges Pompidou ne fut certes pas guidée par la volonté de préparer le pays aux difficultés majeures que son économie devait subir au cours des deux décennies qui suivirent. Elle s'inscrivit plus dans la dynamique des années de croissance avec cependant la volonté de corriger des faiblesses lucidement analysées, de promouvoir le renouvellement du tissu économique par la technologie, d'insérer la France dans un ensemble européen à l'identité mieux affirmée lui offrant un cadre de développement plus stable et la perspective d'une internationalisation maîtrisée de son économie. Certains de ces choix permirent, le moment venu, des prises de décision rapides et opportunes, en particulier face à la crise énergétique. Il est également vrai que toutes les options prises ne portèrent pas immédiatement les fruits attendus, soit que les conflits entre intérêts nationaux en Europe n'aient pas permis de tirer parti de toutes les potentialités, soit que les conséquences de la crise de l'énergie ait frappé des secteurs dont les mutations n'étaient pas achevées.